Ces beaux ginkgos remarquables à Strasbourg
En 2017, le quartier dit « la Neustadt (ville nouvelle) » de Strasbourg a été inscrit sur la liste du patrimoine mondial de UNESCO. La ville de Strasbourg a ainsi élargi la zone classée, car son centre historique insulaire « la Grande-Île » fait partie du patrimoine mondial depuis 1988.
La Neustadt est également appelée le quartier allemand impérial, puisqu’elle a été construite pendant l’annexion de l’Alsace de 1871 à 1918 à l’Empire allemand, suite à la défaite française de la Guerre franco-allemande (aussi appelée la Guerre franco-prussienne) de 1870-1871. A cette occasion, l’actuel territoire de Belfort a été détaché du Haut-Rhin alsacien et est resté français. Une partie de la Lorraine a aussi connu le même sort que l’Alsace.
La Place de la République, initialement appelée « Kaiserplatz (Place de l’empereur) » a été réalisée pendant cette période impériale allemand (1871-1918) comme un symbole de pouvoir.
C’est la place emblématique de la Neustadt. Elle est la jonction entre la Grande-Île et ce nouveau quartier. Elle est bordée des édifices de prestige qui représentaient à l’époque le pouvoir politique.
De forme circulaire, cette place est agrémentée de différentes essences d’arbres et de fleurs. Parmi elles, quatre ginkgos se démarquent par leurs dimensions. En été, ils nous offrent des ombres étendues. A la fin d’automne, leur feuillage doré nous émerveille.
Ces ginkgos auraient été offerts par l’empereur Meiji, mais…
Selon la tradition, ces ginkgos auraient été offerts par l’empereur japonais, Mutsuhito de l’ère Meiji, à l’empereur Guillaume II (ou Guillaume Ier) de l’Empire allemand à la fin du XIXème siècle ou au début du XXème siècle.
A première vue, cette anecdote n’a rien d’étrange, l’empereur Meiji et les empereurs allemands auraient pu communiquer quand ils étaient au pouvoir.
Guillaume Ier (empereur de 1871 à 1888)
Guillaume II (empereur de 1888 à 1918)
Empereur Meiji, Mutsuhito* (empereur de 1867 à 1912)
* Les Japonais n’appellent pas les empereurs avec leurs prénoms. J’utilise dans cet article l’appellation courante au Japon : l’empereur Meiji, selon les habitudes japonaises.
Cependant, après avoir cherché plus d’informations, je me heurte à l’absence de document attestant cet événement.
En plus, rien ne nous permet de savoir quand ces ginkgos ont été plantés.
Quelques photos nous permettent de voir des arbres assez grands pour être les ginkgos.
Sur la photo ci-dessous datée de 1906, il est possible de voir deux arbres coniques qui semblent être plus hauts que les autres arbres mais il est difficile d’affirmer qu’il s’agit bien de ginkgos.
Sur l’image de la carte postale ci-dessous, ces arbres positionnés de chaque côté nous font penser à des ginkgos, mais il faudrait un œil de spécialiste pour en être certain.
Pourquoi ces ginkgos ont-ils été plantés à Strasbourg ?
Je suis intriguée par ce mystère de l’origine de ces ginkgos.
Si ces ginkgos ont été offerts à l’empereur allemand, pourquoi n’ont-ils pas été plantés à Berlin, capitale du pays ?
Je fais deux hypothèses.
Ma première hypothèse est que ces ginkgos n’ont pas été offerts par l’empereur Meiji à l’empereur allemand (Guillaume Ier ou Guillaume II). Ces arbres auraient été choisis par les Allemands lors de la réalisation de la place impériale. Il est possible que l’anecdote ait été inventée par quelqu’un à une période ultérieure.
Ma deuxième hypothèse est basée sur l’anecdote. Admettons que ces ginkgos avaient bien été offerts par l’empereur Meiji à l’empereur allemand, qu’importe qu’il soit Guillaume Ier ou Guillaume II. On peut imaginer dans ce cas que les Japonais ont laissé les Allemands décider le choix du lieu de plantation et les Allemands ont choisi la nouvelle place monumentale dédiée à leur empereur, puis l’origine de ces ginkgos est tombée dans l’oubli aussi bien chez les Allemands que chez les Japonais.
Visite du prince héritier Hirohito en 1921 (l’empereur Showa 1926-1989)
Le prince héritier Hirohito, petit-fils de l’empereur Meiji et grand-père de l’empereur actuel, qui deviendra l’empereur en 1926 (empereur Showa), a fait son premier voyage en Europe en 1921.
Il a visité le Royaume-Uni, l’Ecosse, la France, la Belgique, les Pays-Bas et l’Italie.
Le 23 juin, la ville de Strasbourg l’a accueilli.
Cette visite est attestée par un document qui est consultable sur le site du Ministère des affaires étrangères du Japon. Ce document rapporte ses visites officielles effectuées.
Il existe quelques autres sources en français, en allemand et en japonais qui apportent des informations complémentaires.
Le prince héritier Hirohito et les personnalités françaises et japonaises qui l’accompagnaient sont arrivés à Strasbourg le 23 juin à 10h. Le commissaire général à Strasbourg les a accueillis.
Ils ont assisté à un entraînement militaire au Polygone, banlieue de Strasbourg. La visite de la cathédrale était probablement non officielle. Elle s’était faite soit avant, soit après le déjeuner, mais j’aimerais imaginer que le prince héritier a regardé le défilé des apôtres de l’horloge astronomique à 12h30.
Dans l’après-midi, ils ont visité l’Université. Ils sont partis de Strasbourg pour une promenade en bateau sur le Rhin et ont débarqué à Gambsheim. Là, beaucoup de villageois ont salué le cortège et il y a eu une invitation surprise à une réception en mairie.
L’invitation fut acceptée et le maire de Gambsheim a trinqué avec le prince héritier.
Il paraît que cette réception à l’alsacienne est mentionnée comme l’un des très bons souvenirs de ce voyage en Europe dans le livre biographique de l’empereur Showa, Hirohito.
Le programme de ce voyage était très chargé, le cortège est arrivé à Metz au soir comme prévu.
Ni la Place de la République, ni les ginkgos sont mentionnés dans aucun des documents rapportant cette visite princière que j’ai pu consulter.
Si le prince héritier savait qu’il y avait des arbres offerts par son grand-père tout près de la cathédrale et de l’Université qu’il a visitées, n’aurait-il pas été naturel qu’il demande à les voir ?
S’il ne les a pas vus, c’est parce qu’il ne savait pas que son grand-père a offert les ginkgos à un empereur allemand, ou alors, il ne savait pas que les ginkgos offerts se trouvaient à la Place de la République.
Une autre hypothèse, en supposant qu’il les a vus, mais que cette visite n’a pas été rapportée pour une raison inconnue, ou bien, les deux parties ne connaissaient pas l’histoire de l’origine de ces ginkgos.
On peut également s’interroger sur la situation complexe de l’époque. Peut-être, les Alsaciens redevenus Français en 1918 voulaient-ils se débarrasser de l’anecdote allemande ?
La statue équestre de Guillaume Ier qui était dressée au centre de la Place de la République appelée la Place de l’empereur à l’époque allemande n’était plus là en 1921 quand le prince héritier Hirohito a visité Strasbourg.
Paradoxalement, le prince héritier Hirohito a visité l’Université, sans doute qu’il s’agit du Palais Universitaire qui a été construit par les Allemands pour être le symbole du savoir et représenter le pouvoir intellectuel. Ce Palais Universitaire est situé à environ 600 m de la Place de la République et une large avenue nous permet de porter notre regard de l’un vers l’autre, car ils ont été construits ainsi.
Il est aussi possible que les Alsaciens lui ont montré les ginkgos, mais que les Japonais ne l’ont pas mentionné pour ne pas gêner les Alsaciens et les Alsaciens ne voulaient pas en parler.
Ou bien, il n’a pas du tout visité la Place de la République, parce que les deux parties ont évité d’évoquer l’époque allemande.
-Empereurs japonais depuis l’ère Meiji-
- Empereur Meiji
- Empereur Taisho
- Empereur Showa (anciennement, le prince héritier Hirohito)
- Empereur Heisei (actuel empereur émérite)
- Empereur actuel (ère Reiwa)
Depuis quand parle-t-on de cette anecdote ?
Dans la mesure où il n’y a pas de document attestant que ces ginkgos ont été offerts par l’empereur Meiji, une autre question se pose. Quand et comment est apparue cette anecdote ?
Il est impossible de remonter à l’origine de la transmission orale de l’anecdote, alors il nous reste à trouver les traces écrites. Quel travail ! Je ne peux pas faire une recherche aussi poussée.
Je me contente de faire une remarque sur le destinataire de ces cadeaux. Guillaume Ier ou Guillaume II, selon les auteurs de ces écrits il y a cette divergence. Les sources de ce récit ne sont pas mentionnées ou même si elles sont mentionnées, il n’est pas possible de trouver une source précédente. L’anecdote est donc souvent écrite au conditionnel passé : les ginkgos auraient été offerts.
Il est étrange que la visite du prince héritier Hirohito à Strasbourg n’est quasiment pas racontée, alors que c’est un événement attesté par un document officiel, alors que l’anecdote sur les ginkgos est, elle, présentée par différents supports de communication même en anglais et en allemand.
Faut-il en déduire que les Alsaciens ne s’intéressaient que peu au Japon après la visite princière ? On peut naturellement penser que ce type d’événement n’avait aucune importance pour les Alsaciens pendant la Seconde Guerre mondiale et pendant la période de reconstruction après la guerre.
L’anecdote de cadeaux impériaux peut aussi sombrer dans l’oubli.
Si elle est apparue ou réapparue, c’est sans doute parce qu’il y avait un intérêt à la raconter dans une région redevenue française qui s’était largement engagée dans une réconciliation avec l’Allemagne et commençait à s’intéresser au Japon. Cela se situerait vers la fin des années 1970 ou le début des années 1980.
Allée des ginkgos du jardin extérieur du sanctuaire Meiji à Tokyo
Une autre hypothèse est que l’anecdote proviendrait d’une confusion.
Le jardin extérieur du sanctuaire Meiji à Tokyo possède une allée de 300 mètres bordée de plus de 140 ginkgos. La réalisation de l’allée s’est achevée en 1923.
Les arbres à feuilles caduques ont été privilégiés pour ce jardin. Par contre, je n’ai pas le moyen de savoir pourquoi le ginkgo a été choisi pour l’allée.
Le ginkgo a été présenté et introduit en Europe au XVIIème siècle par Engelbert Kaempfer, un Allemand qui avait fait un séjour au Japon et a rencontré le shogun.
Goethe a écrit un poème « Ginkgo biloba ». Il admirait des ginkgos à Weimar et à Heidelberg.
L’empereur Meiji, des ginkgos, l’Allemagne… il n’est pas exclu que différentes informations aient pu être confondues. Un récit peut être construit et transmis d’une manière inattendue.
J’ai récemment découvert que plusieurs écrits publiés sur le web racontaient que le prince héritier Hirohito avait visité une deuxième fois en Alsace, ou encore qu’Albert Kahn, originaire d’Alsace lui avait fait visiter sa région natale en 1923, 1924 ou 1925, l’année varie selon les auteurs. Le prince héritier Hirohito n’a pas visité l’Alsace deux fois. Albert Kahn l’a fait visiter au moins un prince japonais, mais il ne s’agissait pas de Hirohito.
Tout cela montre qu’une confusion peut s’introduire facilement dans un récit et qu’elle peut être transmise par différents supports de communication.
Amitié entre Strasbourg et le Japon
L’anecdote selon laquelle les ginkgos de la Place de la République sont des cadeaux de l’empereur Meiji à l’empereur allemand, vraie ou fausse, n’a pas d’impact sur l’amitié entre Strasbourg et le Japon.
Cette anecdote évoque les premiers contacts entre le Japon et un pays européen. Elle nous rappelle que le Japon s’est ouvert au monde à la fin du XIXème siècle et elle nous indique l’ancienneté du lien de Strasbourg avec le Japon dès la fin du XIXème siècle ou au début du XXème siècle grâce à ces ginkgos.
Oui, même sans parler de ces ginkgos, Strasbourg était une destination privilégiée par certains étudiants japonais à cette époque.
L’histoire des premiers étudiants japonais à Strasbourg vous intéresse ? A suivre…
Article rédigé par Kayoko YOSHIZAKI-HERRMANN
Sources :
Association des Amis du Livre, L’entre deux guerre à Gambsheim
Inventeur du patrimoine en Alsace
Article 181103 - Site internet de THE SANKEI NEWS
Archives Taisho10_11_18 (PDF) - MOFA
Page 424, le 2 juillet 1921, L'Alsace française (Strasbourg), Date d'édition : 1921-1950, Source : www.numistral.fr/ Bibliothèque nationale de France, département Droit, économie, politique, JO-50983